Au VIIe siècle déjà, l'écrivain et poète Wang Ji [585-644] décrit ainsi une contrée imaginaire de l'ivresse : « Le Pays de l'Ivresse est situé quelque part en dehors de l'Empire du Milieu. Son vaste territoire est plat, sans frontières et paisible. Nulle division n'y existe entre lumière et ombre, entre été et hiver Ses habitants, suffisamment sereins, sont sans ardeur, ni haine, ni joie ni colère. »
Difficile de dépeindre avec autant de poésie le paysage de l'ivresse de la Taïwan contemporaine. Les insulaires lèvent le coude facilement, et finissent souvent la soirée en rentrant chez eux en voiture finissant parfois quelques innocents motards et piétons par la même occasion. Les statistiques réunies par la Police nationale révèlent qu'il y a eu en 1997 pas moins de 93 000 « incidents » de conduite sous influence de l'alcool [c'est-à-dire aussi bien des accidents mortels que des accrochages et des contrôles d'alcoolémie positifs] impliquant des véhicules à deux ou quatre roues. Ce chiffre a été multiplié par deux en deux ans, sans doute suite à une multiplication des contrôles d'alcoolémie, pour atteindre 166 000 l'année dernière. La tendance se confirme, puisque au cours du premier trimestre de l'an 2000, 38 370 procès verbaux avaient déjà été dressés, dont 62 à la suite d'un accident mortel.
« D'où viennent les habitudes de boisson des habitants de cette île ? Cela reste une énigme pour moi, dit Lin Ming-teh, le directeur exécutif de la Fondation des arts et traditions populaires. Il y a certainement des buveurs modérés ici, mais dès que vous réunissez quelques personnes autour d'une table, on dirait qu'ils ressentent le besoin impérieux d'afficher leur capacité à tenir la boisson. »
Chaque pays a ses rituels d'inébriation, et Taïwan ne fait pas exception à la règle. Ce qui caractérise les consommateurs d'alcool dans ce pays est leur propension incroyable à mélanger non pas seulement les alcools, mais aussi les genres. On verra par exemple, dans tel restaurant haut de gamme, des connaisseurs se rassembler pour savourer et commenter un coûteux vin français, et dans le bistrot d'à côté, une table de vendeurs de voitures descendre le même grand cru avec entrain comme si c'était un vulgaire vin de table. Même chose avec le whisky et le cognac. Quant à la bière, elle est servie toujours en grandes quantités de toutes les façons possibles et imaginables : à la pression, dans un bol avec des glaçons, et même accompagnée par des choses à grignoter qu'on voit rarement sur le comptoir des bars occidentaux, comme les pruneaux sucrés-salés Bien des Taïwanais vous diront que seule une toute petite partie de la population boit de façon régulière. On vous pardonnerait cependant de penser le contraire après avoir assisté à un banquet de noces ou passé quelques moments dans un bar avec une poignée d'hommes d'affaires.
Les Américains se sont habitués à acheter leur vin dans des bouteilles arborant des étiquettes détaillant les périls entraînés par l'abus d'alcool, en particulier pour les femmes enceintes. Voilà en revanche un élément totalement inconnu dans la culture locale. En chinois, alcoolique se dit jiu gui ou « démon du vin », et évoque un comportement plus déraisonnable que dépravé. En bref, les habitudes de boisson des insulaires semblent aller à l'encontre de sa transfor mation en un pays moderne, avec toutes ses caractéristiques les journées de travail à rallonge, les belles voitures, les familles dans lesquelles les deux parents travaillent alors qu'ils devraient au contraire ressentir le besoin de passer du temps de qualité en famille.
Dans les mondanités d'après-crépuscule, il est encore considéré comme assez peu civil de refuser de trinquer avec ses collègues ou amis. Les toasts ont tendance à être du genre « cul sec » [ gan bei ], et quiconque refuse de jouer le jeu risque d'être traité de rabat-joie. Un dîner taïwanais ne serait pas complet sans ces petits verres de kaoliang, un alcool fort à base de sorgho, ou, pour les occasions plus solennelles, de shaohsing, un breuvage légèrement moins puissant, à base d'alcool de riz glutineux surblanchi. Les pichets de bière accompagneront naturellement un modeste dîner entre amis, même si la journée de travail du lendemain commence à sept heures du matin.

Le shaohsing, un alcool de riz, enregistre des ventes très stables.
Les « jeux à boire » sont très populaires, et pas seulement parmi les étudiants : dans les tavernes, on peut voir des gens de tous âges brandir des poings plus ou moins fermés pour une bruyante partie de Taiwan quan par exemple, l'un des jeux à boire préférés des Taïwanais, qui consiste un peu comme dans le jeu « pierre, papier, ciseaux » des cours de récréation à deviner le nombre de doigts que l'adversaire va exhiber dans la demi-seconde qui suit.
Ces comportements quelque peu démodés et d'une irritante puérilité s'expliquent en partie par le fait que Taïwan n'a jamais connu ni la prohibition ni les stigmates attachés à l'alcool dans la culture judéo-chrétienne. Pendant cinquante ans, le Bureau des Tabacs et Alcools de Taïwan (TTWB) a conservé le monopole de la production et de la distribution des boissons alcoolisées. En l'absence de concurrence locale ou étrangère, les produits bon marché du Bureau ont aisément dominé le marché jusqu'à la mise en vente libre des marques importées en 1987. La production locale d'alcools de marques étrangères, même dans le cadre d'un joint-venture, reste interdite.
On peut raisonnablement penser qu'il existe une corrélation entre l'augmentation de la consommation d'alcool et l'ouverture du marché des vins et spiritueux, à laquelle s'ajoute bien sûr un troisième facteur : la prospérité croissante de Taïwan. En 1981, la consommation de boissons alcoolisées s'élevait à 25,2 litres par personne et par an. Ce chiffre est passé à 36,6 litres en 1991, et à 37,2 litres en 1999, selon les statistiques du TTWB. En termes de valeur, la consommation par habitant et par an s'élevait l'année dernière à 3 486 TWD (112,45 USD), soit un total de 78,4 milliards de TWD (2,5 milliards d'USD) pour l'ensemble du pays.
Le récent afflux de boissons alcoolisées exotiques importées a transformé les habitudes de consommation des Taïwanais. Premier changement, toutes les boissons sont bonnes pour n'importe quelle occasion. « Tout ce que nous savions des boissons alcoolisées, explique l'importateur de vin Jeff Tseng, c'est le TTWB qui nous l'avait "appris". Ce ne sont que clichés éculés qui n'incitent pas les gens à déguster les vins. Au lieu de cela, ils avalent d'un coup. »
Les temps ont changé, et à l'heure où Taïwan se prépare à embrasser l'Organisation mondiale du commerce (OMC), le Bureau repense ses stratégies de vente. Huang Chi-fang, responsable marketing au TTWB, reconnaît ce changement d'attitude. « Avant, nous nous contentions de fournir à l'énorme demande en alcools, sans nous soucier de diversifier la production ou de penser à faire des boissons alcoolisées des produits de consommation plus sophistiqués. Maintenant, nous avons compris que nous devions relâcher notre emprise sur le secteur. »
Bien des chansons populaires célébraient encore il y a peu le club des « héros de la boisson », de soi-disant « vrais hommes » qui pouvaient tenir l'alcool. Mais les moeurs évoluent et il est de moins en moins rare qu'en levant son verre, l'hôte adresse à ses invités un sui yi [ à votre gré] libérateur au lieu de l'impitoyable gan bei, surtout si la tablée est composée d'un mélange de buveurs modérés et de « héros ».
« Il ne faut pas risquer de perdre sa dignité et sa santé en buvant à l'excès », dit Grace Liu, directrice des achats dans l'un des meilleurs hôtels de la capitale. La jeune femme, qui écrit aussi des critiques de restaurants, note que pour éviter de perdre la face en avouant qu'ils ont atteint leur capacité limite, les convives s'excusent en prétendant aller aux toilettes ou avoir un coup de téléphone à passer. Les plus futés ralentissent le rythme et surveillent la quantité d'alcool absorbée par leurs voisins de table. « La boisson, c'est comme la danse, dit Grace Liu. Dans les deux cas, il faut harmoniser ses gestes avec ses capacités physiques. »
Les vrais connaisseurs ont du mal à réprimer leur mépris pour l'attitude du Taïwanais moyen vis-à-vis des vins et spiritueux. « Ce n'est pourtant pas si difficile d'apprendre à connaître un peu les vins fins », dit Jeff Tseng. Si l'importateur se félicite que ses compatriotes montrent de l'intérêt pour la nouveauté et les étiquettes étrangères, il désapprouve en revanche la tendance à mettre tous les alcools dans le même tonneau. « Les Taïwanais ne font pas la différence entre le vin, le cognac et le whisky : ils boivent tout de la même façon. C'est idiot de dépenser autant pour une bouteille de vin si c'est pour la gaspiller. Le vin rouge doit être dégusté, ce qui est incompatible avec les habitudes de consommation locales. »
Et pourtant, depuis le milieu des années 90, les ventes de vin (rouge surtout) sont en constante augmentation. En 1999, Taïwan en a importé 5,3 millions de litres, un chiffre qui avait déjà dépassé 4 millions pour les sept premiers mois de l'an 2000. Les marchands de vin ont fleuri un peu partout dans les grandes villes, et tous les supermarchés ont maintenant leur coin « cave ». Les dégustations sont devenues un passe-temps populaire, et les librairies proposent une grande sélection de livres d'introduction à l'oenologie. Cela dit, souligne Jeff Tseng, là encore, quantité ne rime pas avec qualité.

Les Taïwanais ont consommé 3,7 litres d'alcool en moyenne en 1999, ce qui se traduit par un marché de 2,5 milliards d'USD environ.
« Beaucoup de gens, alléchés par les profits que l'on peut réaliser dans ce secteur, se sont mis à vendre du vin sans en savoir quoi que ce soit. C'est amusant d'acheter du vin, et encore plus agréable de le boire, mais ça n'est pas si facile de le vendre. » Autant dire que les affaires ne sont pas toujours excellentes. Treize ans après l'ouverture du marché local aux vins d'importation, le propre « cru » du TTWB, un rosé sucré appelé « Mei Kuei Hung », continue d'enregistrer la moitié des ventes locales totales de vin. « Nous savons, dit Huang Chi-fang, du TTWB, que les vrais amateurs préfèrent les marques étrangères, mais nous conservons une clientèle fidèle, en particulier pour notre rosé. »
Les coutumes locales ont un côté peu recommandable dont il est bon de se méfier. Les nouveaux arrivants seront bien avisés de rester prudents lorsqu'il s'agira de lever leur verre à la santé de chaque convive ou de se lancer dans une partie de Taiwan quan. Grace Liu dit avoir vu trop d'étrangers naïfs être victimes des traditionnels excès de boisson de ses compatriotes. « Ils montrent à leurs invités étrangers comment faire gan bei, "pour qu'un poisson rouge ne puisse pas nager dans leur verre". Les étrangers se disent, "à Rome, faisons comme les Romains", et hop, ils se retrouvent aux urgences avec un coma éthylique ! »
Bien sûr, les étrangers ne sont pas les seuls à courir des risques. Quiconque a dépassé la barre des dix-huit ans est libre à Taïwan d'acheter la quantité d'alcool qu'il veut, et on trouve des tavernes et des bars à tous les coins de rue. L'alcoolisme, considéré ici plus comme un vice honteux que comme une affection pathologique méritant compassion et suivi médical, ne fait guère l'objet d'une politique organisée. Les Alcooliques Anonymes ne disposent à Taïwan que d'un tout petit nombre de branches, et il n'existe aucune autre association charitable équivalente, même à Taïpei. Ceux qui ont besoin d'aide ne peuvent suivre une cure de désintoxication ou obtenir un soutien psychologique que dans un hôpital, et à leurs frais.
Il est difficile de trouver des chiffres précis concernant le phénomène de l'alcoolisme à Taïwan, à l'exception de ce troublant détail : reprenant les résultats d'une enquête réalisée par l'Academia Sinica, Lin Shih-ku, le directeur du service de toxicologie du Centre de psychiatrie de Taipei, affirme que le nombre des alcooliques a été multiplié par cent sur les trente dernières années.
Selon M. Lin, la dépendance envers l'alcool est maintenant équitablement départagée entre cols bleus et cols blancs, les membres des communautés aborigènes ayant quant à eux dix fois plus de risques d'être concernés par le problème. La proportion d'hommes suivis pour alcoolisme est par ailleurs largement supérieure à celle des femmes. Chaque mois, M. Lin Shih-ku anime des thérapies de groupe auxquelles participe une cinquantaine de patients, et propose aussi des séances individuelles. « Avec les considérables développements socio-économiques qu'a connus Taïwan, les problèmes psychologiques traversent les barrières sociales. L'alcool est l'une des nombreuses échappatoires auxquelles ont recours les personnes dépassées par tant de changements. »
Lin Ming-teh, de la Fondation des arts et traditions populaires, regrette l'époque où on levait son verre pour accueillir nouveaux et vieux amis, pas pour leur lancer un défi. « Depuis toujours, l'alcool sert à rassembler les êtres humains, dit-il. Dans la Chine antique, boire était une tradition pacifique. Alors qu'à Taïwan, la façon dont les gens occupent leur temps de loisirs est sans conteste devenue malsaine. » Souhaitons avec lui que les Taïwanais méditent sur les bénéfices de certaines traditions et abandonnent les habitudes d'ivrognerie décadentes des temps présents.